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La profondeur

January 2019
初明り とどかぬ深さ つるべ井戸
Hatsuakari
todokanu fukasa
tsurube ido
Première lueur –
elle n’atteint pas la profondeur
du seau dans le puits

Akiko Noguchi

Une première lueur éclaire nos sens dans une perception immédiate du monde, de nous-mêmes et de notre interaction avec lui. Mais cette perception est-elle fiable ? Comment accéder à la profondeur ?

Les sens peuvent être trompés de mille manières. La simple interprétation est déjà une distorsion de la réalité : elle affleure les choses, comme si leur forme pouvait dire leur intérieur. Illusions et hallucinations sont notre lot. Prendre une corde pour un serpent, du sable pour de l’eau, la terre pour le centre du monde relèvent du même processus : sauter à pieds joints dans la flaque de la réalité en espérant ne pas la troubler.

Il est pourtant un sens qui échappe, au moins partiellement, à cette diction des sens qui se contente de la surface des choses. Le toucher.

Le premier des sens à l’aube de la vie est aussi celui du dernier voyage. Un toucher alors si léger que seul le regard, ou la pensée, peuvent le porter.

Bien avant la naissance, la peau touche l’amnios1 et le liquide qui le remplit ; la main joue avec le cordon qui relie à la vie, le fœtus suce son pouce. De ces jours-là, le dedans et le dehors sont si emmêlés qu’il faut la naissance et une vie entière pour ne pas les confondre.

La sensation tactile qui vient de l’extérieur de la main offre tant de promesses : le palper ausculte, donne un diagnostic et propose un traitement. Le massage et la pression des doigts rencontrent les chairs-muscles-tendons-organes dans un dialogue plein de sollicitude. Tu es tendu ? Il suffit de t’étirer, te malaxer, te faire vibrer pour te détendre. Tu es noué ? Je vais délicatement te donner du jeu, te défaire. Tu es mou ? La stimulation est ce qu’il te faut.

Quid de la sensation tactile qui vient de l’intérieur de la main ? Elle est omniprésente, mais elle a un problème : elle ne se remarque que lorsque ses températures, consistances et mouvements sortent de leur « normalité ». La chaleur tempérée de la main s’emballe ou bat en retrait; sa petite tension musculaire, naturelle, devient crampe ou engourdissement; ses légers picotements se mettent à fourmiller, grésiller, ou au contraire s’installent dans la mollesse ou l’apathie. L’univers des sensations internes – d’une main comme d’un corps – se décline en autant de couleurs que le ciel peut en produire.

Mais la sensation tactile interne a un avantage : la communication de sensation à sensation est involontaire, immédiate et profonde. Entre la main et ce qu'elle touche, le dialogue n’est pas entre un expert et un malade. Il se construit entre deux experts : l’accompagné et l’accompagnant, les deux ayant tout à apprendre l’un de l’autre. Deux "maîtres ignorants" se rencontrent et s’écoutent mutuellement.

C’est d’un retournement de la perception qu’il s’agit, de l’extérieur vers l’intérieur, une mouvance qui plonge dans la durée2 de chaque instant, au plus profond de son mystère, ce puits sans fond.

Andréine Bel

1  Poche des eaux.

2  Bergson, Henri (1908). Essai sur les données immédiates de la conscience, Chapitre II : "De la multiplicité des états de conscience : l'idée de durée", Paris : Alcan.